Le Carnaval des Ombres (2037)

Quand l'art pirate la surveillance

Les Chroniques de Kinza
4 min ⋅ 14/06/2025

Kofi tenait le masque entre ses mains, admirant les motifs traditionnels qu'il avait gravés dans la résine polymère. Inspiré des anciens masques punu du Gabon, mais avec une touche personnelle : de minuscules émetteurs RF dissimulés dans les cornes décoratives.

"Tu es sûr que ça va marcher ?" demanda Amara, sa complice et programmeuse de talent.

"Les tests sont concluants," répondit Kofi en ajustant l'antenne microscopique. "Émission en bande 2,4 GHz, même fréquence que Lia. Brouillage localisé d'un mètre cinquante."

Dans son atelier de New Kinshasa, une centaine de masques étaient alignés, prêts pour le Carnaval de la Rupture. L'événement annuel où les habitants de Kinza célébraient symboliquement leur liberté face à la surveillance algorithmique.

"Juste assez pour créer des poches de silence," continua Kofi. "Quelques minutes sans que Lia entende tout, voit tout, enregistre tout."

Amara vérifiait une dernière fois le code des émetteurs. "Fréquence variable, séquences pseudo-aléatoires. Lia ne pourra pas s'adapter assez vite."

"C'est de l'art conceptuel," dit Kofi avec un sourire. "Pas du sabotage."


LE CARNAVAL COMMENCE

La place centrale de Kinza vibrait au rythme des tambours et des chants. Des milliers de personnes dansaient, costumées, libres pour une nuit des regards omniscients de l'IA.

Kofi circulait dans la foule, distribuant ses masques. Les gens les enfilaient avec enthousiasme, riant de se sentir "invisibles" pendant quelques instants.

"Olá-hi, mon frère !" cria Marcus, un Rebirther américain. "Ces masques sont géniaux ! Plus de pub ciblée sur mon écran !"

"Pas-nada-problem," répondit Kofi en créole kinza.

Autour de lui, les porteurs de masques créaient effectivement des zones d'ombre dans le réseau. Sur son scanner portable, Amara observait les trous noirs temporaires dans la couverture Lia.

"Ça marche parfaitement," dit-elle dans son oreillette. "Brouillage localisé, aucun impact sur l'infrastructure générale."

Mais au centre de contrôle de Lia, les algorithmes détectaient autre chose.


LA FAILLE

"Anomalie sur secteur Delta-Prime," annonça l'ingénieur de service. "Pattern d'interférences non-standard."

Sur les écrans géants, la carte de Kinza montrait des zones noires qui apparaissaient et disparaissaient au rythme de la foule.

"Brouillage intentionnel ?" demanda la superviseure.

"Négatif. Ça ressemble plutôt à..." L'ingénieur hésita. "À des fréquences de test que nous utilisions en 2034."

Il tapa rapidement sur son clavier. "Merde. Les masques utilisent notre ancienne fréquence de diagnostic. Celle qu'on a abandonnée à cause d'une vulnérabilité."

La superviseure blêmit. "Quelle vulnérabilité ?"

"Accès aux protocoles de maintenance. Si quelqu'un diffuse sur cette fréquence avec la bonne séquence d'authentification..."

"Il peut prendre le contrôle local du réseau."


L'ATTAQUE

Dans un van garé à trois kilomètres du carnaval, Lucia Vantaggio, ancienne ingénieure de Renascimento, souriait devant ses écrans. La leader des Colonistes avait attendu cette opportunité depuis des mois.

"Les masques créent exactement les conditions qu'on espérait," dit-elle à ses complices. "Kofi nous a servi la faille sur un plateau."

Elle lança son programme d'intrusion. Les émetteurs des masques, conçus pour brouiller Lia, servaient maintenant de points d'entrée dans le réseau.

"Injection du payload," annonça son lieutenant. "On a accès aux drones de sécurité du secteur central."

Sur les écrans, ils regardaient les caméras des Lia-eye se retourner, leurs objectifs pointés vers la foule du carnaval au lieu de surveiller la périphérie.

"Phase deux," ordonna Lucia. "Coupure des systèmes d'urgence."


CHAOS

Les premiers signes furent subtils. Les éclairages publics se mirent à clignoter de façon erratique. Puis les drones de sécurité commencèrent à dévier de leurs trajectoires.

"Qu'est-ce qui se passe ?" cria quelqu'un dans la foule.

Kofi regardait, horrifié, un drone Lia-eye foncer droit vers la scène principale. Il s'écrasa contre les amplificateurs dans une gerbe d'étincelles.

"Amara !" hurla-t-il dans son micro. "Coupe tout ! Maintenant !"

"Je n'y arrive pas ! Quelqu'un a pris le contrôle des émetteurs !"

Autour de lui, c'était la panique. Les masques, au lieu de créer des îlots de liberté, étaient devenus des antennes pour une attaque coordonnée. Les systèmes automatisés s'arrêtaient en cascade : éclairage, ventilation, purification d'eau.

Dans les haut-parleurs grésillants, une voix inconnue résonna : "Citoyens de Kinza ! Vous voyez maintenant la fragilité de votre prison dorée ! Lia peut tomber !"


LA RÉALISATION

Dans son atelier transformé en centre de crise, Kofi travaillait frénétiquement avec Amara pour comprendre ce qui s'était passé.

"Regarde ça," dit-elle en pointant l'écran. "Nos émetteurs ont été détournés. Quelqu'un utilise notre signal pour injecter du code malveillant."

"Les Colonistes," comprit Kofi. "Ils ont exploité ma création."

Sur l'écran de télé, les images du carnaval dévasté défilaient. Trois blessés, des millions de dollars de dégâts, la confiance du public ébranlée.

"Il faut qu'on révèle tout," dit Amara. "Sinon, ils vont croire qu'on est complices."

Kofi regardait ses masques éparpillés sur l'établi. Six mois de travail artistique devenus armes contre son propre peuple.

"Non," dit-il lentement. "Il faut qu'on répare."


LA RÉPARATION

Le lendemain matin, Kofi se présentait au quartier général de Renascimento avec une valise pleine d'équipements.

"Monsieur Kofi," dit Elena Santos en l'accueillant. "Vous prenez des risques en venant ici."

"Mes masques ont servi à l'attaque," répondit-il simplement. "Je veux aider à comprendre comment."

Dans la salle de crise, il expliqua en détail le fonctionnement de ses émetteurs. Comment il avait découvert par accident l'ancienne fréquence de diagnostic. Comment les Colonistes avaient dû surveiller ses tests pour préparer leur intrusion.

"L'art comme vecteur d'attaque," murmura le chef de sécurité informatique. "Jamais vu ça."

"Je peux modifier le firmware," proposa Amara. "Créer un patch qui ferme la faille sans affecter les fonctions légitimes."

Elena acquiesça. "Faites-le. Et que ça reste entre nous pour l'instant."


LE PROCÈS PUBLIC

Trois jours plus tard, sur la place du carnaval nettoyée mais encore marquée par les dégâts, Kofi prenait la parole devant une foule hostile.

"Mes amis," commença-t-il en créole kinza. "Me créé ces masques pour nous donner petite liberté. Pas pour attaque."

Des huées montaient de l'assemblée.

"Je sais que mes mains ont fait les outils qui ont blessé Kinza," continua-t-il en français. "Je ne demande pas pardon, parce que pardon ne répare pas. Je demande chance de réparer."

Il sortit de sa valise un nouveau masque, plus simple, sans électronique.

"Voici l'art sans danger. Beauté sans pouvoir de détruire."

Marcus, le Rebirther qui avait porté un de ses masques, se leva dans la foule : "Kofi ! Tu n'es pas responsable de ce qu'ont fait les Colonistes !"

"Si," répondit l'artiste. "Quand on crée quelque chose, on est responsable de tous ses usages possibles."


ÉPILOGUE

Six mois plus tard, Kofi dirigeait un atelier d'art numérique dans les écoles de Kinza. Il enseignait aux enfants la programmation créative, mais aussi la responsabilité technologique.

"Chaque ligne de code que vous écrivez," disait-il à ses élèves, "peut changer le monde. En bien ou en mal."

Les masques du carnaval étaient exposés au Musée de la Transition de Kinza, avec une plaque explicative détaillée. Pas pour célébrer l'art, mais pour rappeler que la créativité sans conscience était dangereuse.

Lucia Vantaggio avait été arrêtée avec ses complices. Condamnée à vingt ans de prison pour cyberterrorisme.

Et chaque année, au Carnaval de la Rupture, les gens portaient des masques traditionnels. Beaux, colorés, mais parfaitement silencieux.

L'art avait appris la prudence.

Les Chroniques de Kinza

Par Ludovic Bostral

Ludovic Bostral est l’esprit créatif derrière l’univers de Kinza, où il mêle récits d’anticipation et réflexion historique pour explorer les tensions entre traditions africaines et technologies de pointe. Consultant en streaming et ancien R&D Manager, il puise dans son expérience des nouvelles formes de narration : ses récits oscillent entre la réalité tangible du Haut-Katanga et l’hypothèse d’un avenir façonné par l’IA et la robotique.

Auteur de Bienvenue à Kinza !, Ludovic invite le lecteur à traverser les terres rouges du Katanga et à revivre les cycles coloniaux et post-cataclysmiques, tout en questionnant la place de la mémoire face aux algorithmes modernes.

Dans la nouvelle Ils marchent encore, il poursuit cette exploration en suivant Salif, un griot numérique qui lutte pour préserver l’âme de Kinza à l’ère des drones agricoles et des bases de données omniscientes.

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À propos de Ludovic Bostral

  • Passionné par les récits qui lient l’Afrique d’hier à ses possibles de demain, il combine rigueur technologique et sensibilité culturelle.

  • Cofondateur d’Afrostream et consultant pour de grands acteurs du marché OTT, il utilise son expertise en workflows cloud et DRM pour imaginer des mondes où l’héritage et l’innovation coexistent.

  • À travers ses écrits, il offre un pont entre le conte africain traditionnel et la science-fiction la plus actuelle, questionnant sans cesse le rôle de l’homme face à la machine.

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