Les murmures de Tajora (2033)

Entre les circuits technologiques et les ombres du passé, la vérité réclame sa place.

Les Chroniques de Kinza
4 min ⋅ 31/05/2025

Les murmures de Tajora

Archives fantômes du réseau

Salima essuyait la sueur de son front malgré la climatisation qui ronronnait à plein régime dans la salle de contrôle. Trente-huit degrés dehors, dix-neuf en bas. Les serveurs de Tajora n'aimaient pas la chaleur du Haut-Katanga.

"Encore une anomalie sur le secteur Delta-7," annonça Marcus, son collègue américain. "Quatrième fois cette semaine."

Elle consulta les logs sur son écran. Les drones de sécurité Lia-eye déviaient de leurs trajectoires programmées, s'arrêtaient sans raison dans les galeries profondes, leurs caméras fixes sur des zones vides.

"Interférences magnétiques ?" suggéra Marcus.

Salima secoua la tête. "Non. Regarde les patterns. C'est comme s'ils cherchaient quelque chose."


DEUX HEURES PLUS TARD

L'ascenseur descendait lentement vers le niveau -80, là où les anciennes galeries de cuivre rencontraient les nouveaux serveurs quantiques. Salima serrait son scanner portable, espérant identifier la source des dysfonctionnements.

"Salima pour Central," dit-elle dans son micro. "J'arrive au niveau Delta-7."

Parasites dans l'oreillette. Normal à cette profondeur.

Les couloirs métalliques s'étendaient dans trois directions, éclairés par des néons froids qui projetaient des ombres dansantes. Au loin, le bourdonnement familier des ventilateurs industriels.

Son scanner bipait faiblement. Signal fantôme dans les 2,4 GHz.

"Impossible," murmura-t-elle. Cette fréquence était réservée aux communications Lia.

Elle suivit le signal, pas après pas. Plus elle s'enfonçait dans les galeries, plus l'interférence s'intensifiait. Son écran affichait maintenant des données corrompues, des fragments de code qui n'appartenaient à aucun protocole connu.

Derrière un panneau de maintenance, elle découvrit ce qui ressemblait à un câble Ethernet bricolé, relié à un vieux terminal industriel. L'écran clignotait faiblement.

"Qu'est-ce que tu foutais là ?" dit-elle en se connectant avec son portable.

L'ordinateur s'alluma immédiatement. Pas de mot de passe, pas de sécurité. Juste un dossier sur le bureau : "Mémoire_Tajora_1987-2019.zip".


LES ARCHIVES

Le fichier contenait des téraoctets de données. Vidéos de surveillance, rapports d'accidents, témoignages audio. Tout ce que la compagnie minière avait essayé d'effacer avant la reconversion.

Salima regardait défiler les images en noir et blanc. Des mineurs qui toussaient sang, des galeries qui s'effondraient, des familles qui attendaient des nouvelles qui ne viendraient jamais.

"Accident du 12 mars 1998," lisait-elle. "Vingt-trois morts. Négligence avérée des mesures de sécurité."

Son scanner détectait toujours le signal fantôme. Comme si ces fichiers étaient diffusés en continu dans le réseau Lia.

Elle vérifia les métadonnées. Les archives avaient été uploadées il y a six mois par un utilisateur anonyme. Mais le plus troublant, c'étaient les timestamps : les fichiers se modifiaient tout seuls, s'enrichissaient de nouvelles données.

"Auto-archivage intelligent," comprit-elle. "Quelqu'un a programmé une IA pour collecter automatiquement tout ce qui concerne l'histoire de cette mine."


RETOUR EN SURFACE

"Tu étais où ?" demanda Marcus quand elle remonta. "Lia signale une connexion non-autorisée au niveau Delta-7."

Salima hésita. "Problème réseau. J'ai identifié la source des anomalies."

"Et ?"

"Stockage clandestin. Quelqu'un a installé un serveur pirate dans les anciennes galeries."

Marcus fronça les sourcils. "Quel genre de données ?"

"Archives historiques. Légales, probablement. Mais en violation des protocoles de sécurité."

Cette nuit-là, dans son module préfabriqué, Salima ne dormait pas. Elle pensait aux visages dans les vidéos, aux familles brisées par la négligence industrielle. Et à cette IA mystérieuse qui préservait leur mémoire malgré tous les efforts pour l'effacer.


LA DÉCOUVERTE

Le lendemain matin, elle retourna dans les galeries avec un équipement plus sophistiqué. Cette fois, elle traça l'origine du signal fantôme jusqu'à sa source.

Dans une cavité naturelle, masquée par des décennies de corrosion, elle trouva une installation artisanale impressionnante. Serveurs low-cost, antennes directionnelles, générateur de secours. Le tout connecté aux fibres optiques principales de Tajora.

Et sur le serveur principal, un message :

  • Engineer_Ghost"*

Salima analysa le code source. Élégant, efficace. L'IA collectait automatiquement toutes les mentions des victimes de Tajora dans les bases de données publiques, les médias, les réseaux sociaux. Elle archivait, cross-référençait, préservait.

"Memorial algorithmique," murmura-t-elle.

Son portable vibra. Message de Marcus :

"Direction veut te voir. Maintenant."


CONFRONTATION

Elena Santos attendait dans la salle de conférence, accompagnée du chef de sécurité informatique.

"Mademoiselle Salima," commença Elena. "Nous avons détecté plusieurs accès non-autorisés au réseau. Accès qui coïncident avec vos descentes en Delta-7."

"Je faisais mon travail. Diagnostic des anomalies."

"En installant des backdoors dans nos systèmes ?"

Salima resta silencieuse.

Le chef sécurité posa un tablet sur la table. "Logs d'activité. Votre terminal a téléchargé 847 gigaoctets de données classifiées hier soir."

"Ces données ne sont pas classifiées," répondit Salima. "Ce sont des archives publiques. Légalement accessibles sous les accords de transparence de Kinza."

Elena sourit froidement. "Archives publiques hébergées illégalement sur notre infrastructure privée."

"L'infrastructure qui a été construite sur une mine où des centaines de personnes sont mortes à cause de négligences criminelles ?"

Le silence tomba sur la salle.

"Mademoiselle Salima," dit Elena lentement, "vous semblez confondre votre rôle d'ingénieure avec celui d'activiste politique."


LE CHOIX

Cette nuit-là, Salima fixait son écran. Elle avait copié tous les fichiers de Engineer_Ghost avant que la sécurité ne nettoie les galeries. Des téraoctets de preuves, de témoignages, de documents officiels.

Son contrat était clair : violation de sécurité = licenciement immédiat + poursuites.

Mais les visages dans les vidéos la hantaient. Ces familles qui n'avaient jamais eu justice.

Elle ouvrit son client mail et commença à taper :

"Chers collègues journalistes,
Je vous transmets des documents concernant l'histoire cachée du centre de données Tajora..."

Son doigt hésita au-dessus de la touche "Envoyer".

Une notification Lia apparut sur son écran : "Anomalie réseau détectée. Scan de sécurité en cours."

Elle avait peut-être trente secondes avant que le système ne bloque son accès.

Salima pensa à Engineer_Ghost, à cette personne anonyme qui avait risqué sa liberté pour préserver la mémoire des oubliés.

Elle appuya sur "Envoyer".


ÉPILOGUE

Trois mois plus tard, l'enquête journalistique avait fait le tour du monde. La compagnie minière d'origine avait dû payer des compensations aux familles. Renascimento avait lancé un audit complet de ses sites industriels.

Salima travaillait maintenant pour une ONG environnementale à Kinshasa. Elena Santos avait été mutée vers un poste "moins sensible".

Et dans les profondeurs de Tajora, les serveurs ronronnaient en silence. Mais parfois, très rarement, les techniciens rapportaient encore des anomalies mineures. Des drones qui s'arrêtaient quelques secondes dans les anciennes galeries, comme pour rendre hommage.

Engineer_Ghost n'avait jamais été identifié. Son IA mémorielle avait été désactivée, mais des copies circulaient sur des serveurs décentralisés partout dans le monde.

Les murmures de Tajora étaient devenus une voix qui portait bien au-delà du Haut-Katanga.

Les Chroniques de Kinza

Par Ludovic Bostral

Ludovic Bostral est l’esprit créatif derrière l’univers de Kinza, où il mêle récits d’anticipation et réflexion historique pour explorer les tensions entre traditions africaines et technologies de pointe. Consultant en streaming et ancien R&D Manager, il puise dans son expérience des nouvelles formes de narration : ses récits oscillent entre la réalité tangible du Haut-Katanga et l’hypothèse d’un avenir façonné par l’IA et la robotique.

Auteur de Bienvenue à Kinza !, Ludovic invite le lecteur à traverser les terres rouges du Katanga et à revivre les cycles coloniaux et post-cataclysmiques, tout en questionnant la place de la mémoire face aux algorithmes modernes.

Dans la nouvelle Ils marchent encore, il poursuit cette exploration en suivant Salif, un griot numérique qui lutte pour préserver l’âme de Kinza à l’ère des drones agricoles et des bases de données omniscientes.

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À propos de Ludovic Bostral

  • Passionné par les récits qui lient l’Afrique d’hier à ses possibles de demain, il combine rigueur technologique et sensibilité culturelle.

  • Cofondateur d’Afrostream et consultant pour de grands acteurs du marché OTT, il utilise son expertise en workflows cloud et DRM pour imaginer des mondes où l’héritage et l’innovation coexistent.

  • À travers ses écrits, il offre un pont entre le conte africain traditionnel et la science-fiction la plus actuelle, questionnant sans cesse le rôle de l’homme face à la machine.

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